Avant de devenir le chrétien, l'évêque, puis le saint que l'on connaît, Aurelius Augustinus fut profondément influencé par la philosophie.
Dans les Confessions notamment, il reconnaît lui-même sa dette à l'égard de cette discipline. Dans la lignée du Cicéron des Tusculanes ou de l'Hortensius (traité d'exhortation à la philosophie aujourd'hui perdu, et qu'Augustin connaissait par cœur), il comprenait la philosophie avant tout comme amour de la sagesse et comme "science des choses humaines et divines".
Augustin, formé à la rhétorique, dont la culture littéraire et biblique était très grande et de première main, n'était pas pour autant stricto sensu un philosophe. La philosophie, sagesse païenne, devait trouver son accomplissement et sa raison d'être dans la découverte du Dieu des chrétiens.
La conversio ad philosophiam (conversion à la philosophie) n'était donc qu'une étape d'un chemin conduisant jusqu'à la foi, le seul vrai sage étant celui qui aime Dieu (La cité de Dieu, VIII, 1) - sagesse authentique - et la seule "voie vérissime" ayant pour nom le Christ. Il ne faut donc pas tant chercher des idées ou des "concepts philosophiques" augustiniens, mais montrer plutôt comment sa soif initiale de philosophe désirant passionnément la vérité a infléchi sa compréhension des Ecritures et comment en retour ses convictions tirées de son interprétation de la Bible ont contribué à imposer une certaine interprétation des "concepts fondamentaux" de la pensée occidentale. Mais, pour Augustin, l'expérience concrète de la vie porte la double dimension philosophique et religieuse de son oeuvre.
Enfin, il faut savoir que sur de nombreuses questions Augustin a évolué et rien ne serait plus contraire à son esprit que de vouloir enserrer sa pensée dans un réseau de définitions figées.
LES PRINCIPALES CATERGORIES D'ETUDES DE SAINT-AUGUSTIN
Ame :
De la conception antique de l'âme, Augustin retient que tout vivant est animé, doté d'une âme (anima, féminin), mais il réserve cependant le terme d'animus(masculin) à l'âme rationnelle de l'homme ou à l'esprit (mens). C'est dans l'esprit des doctrines platoniciennes qu'il définit l'âme humaine comme "une substance douée de raison et apte à gouverner un corps" (De la grandeur de l'âme, XIII, 22). De la tradition chrétienne, il retient une conception de l'âme individuelle - "moi, l'âme" (animus, Confessions, X, 9, 6) - caractérisée essentiellement par son rapport au Dieu créateur : l'âme est capax Dei "capable de Dieu" (La Trinité, XIV, 4, 6, 8, 11), porteuse de ce Dieu à l'image duquel elle a été créée. Aussi est-elle le point d'accès essentiel à Dieu "plus intime à moi-même que moi-même". C'est pourquoi enfin Augustin déclare "ne vouloir connaître que Dieu et l'âme" (Soliloques, I, 2, 7) et que le bonheur recherché dans le traité La vie heureuse est bien celui de l'âme qui ne trouve son repos et son souverain bien qu'en Dieu.
Amour/Charité :
L'amour est au centre de l'œuvre d'Augustin. Il désigne ce qui met l'âme en mouvement, ce qui lui donne force et vie, en la conduisant vers son "lieu naturel" : "Ma pesanteur, c'est mon amour" (pondus meum amor meus, Confessions,XIII, 9). Il est aussi au principe de toutes les vertus et de la perfection à laquelle elles tendent. Contrairement aux auteurs qui distinguent entre la dilectio (positive) et l'amor (négatif), Augustin les identifie et les fait culminer dans la charité (caritas), forme suprême de l'amour puisque, se donnant sans réserve, la charité s'assure la possession du Bien suprême. La charité s'exprime dans le commandement du Christ : "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés" (Jean, 13, 34) et, bien sûr, dans l'Incarnation. Parmi les quatre objets susceptibles d'être aimés, il y a Dieu bien sûr, nous-mêmes, notre prochain et le corps (cela étant rappelé pour ceux qui ne voient dans le christianisme que contemption du corps). Cependant il faut distinguer entre l'amour et ses contre-images : le véritable amour de soi consiste à aimer Dieu, ce soi plus intime que soi, qui est le Bien suprême et non un bien parmi d'autres. L'amour de soi devient source d'iniquité quand, oublieux de sa destination naturelle, il est cultivé pour lui-même. Il faut donc fermement opposer la dilectio au désir concupiscent (cupiditas, libido) hérité du péché originel. C'est bien sa soif de l'amour véritable qu'évoque la célèbre formule : "Je n'aimais pas encore, mais j'aimais aimer" (Nondum amabam sed amare amabam, Confessions, XIII, 9). En revanche la formule "La mesure de l'amour de Dieu, c'est de l'aimer sans mesure", souvent attribuée à Augustin, est en fait de saint Bernard de Clairvaux dans son Traité de l'amour de Dieu.
Civitas, Cité:
Le thème des "deux cités", motivé par le sac de Rome et à l'origine élaboré par Tyconius, un adversaire donatiste, permet de préciser les relations entre l'ordre temporel et l'ordre spirituel. L'idée est que, sans renoncer à leur appartenance à une société temporelle, les chrétiens appartiennent toujours en même temps à une autre société universelle : "Deux amours ont donc fait deux cités, l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité terrestre, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la Cité céleste. L'une se glorifie en elle-même, l'autre dans le Seigneur. L'une demande sa gloire aux hommes ; l'autre tire sa plus grande gloire de Dieu, témoin de sa conscience." (La cité de Dieu, XIV, 2) La doctrine d'Augustin implique la tension interne chez le chrétien entre l'orientation de la volonté vers Dieu ou vers soi-même. Elle interdit de sacraliser les institutions temporelles, y compris l'Eglise en tant que puissance temporelle, mais pas de défendre sa patrie. Même si elles sont distinctes essentiellement, les cités n'en sont pas moins mêlées dans les faits et la Rome des papes n'est pas le paradis, ni celle des Césars, l'enfer.
Cogito :
Les historiens de la philosophie ont appelé cogito l'argument de Descartes qui consiste à affirmer l'évidence de l'existence du sujet pensant comme première vérité ainsi que sa séparation essentielle d'avec le corps. On a dit que Descartes avait emprunté son cogito à Augustin jusque dans son détail (argument du rêve, argument de la folie, argument du si fallor sum, "si je me trompe je suis"). Les premières formulations augustiniennes de l'argument se trouvent dans La vie heureuse et dans le Traité du libre arbitre, mais c'est dans La Trinité (XV, 12.21) et dans La cité de Dieu (XI, 26) que le parallèle est le plus manifeste. Si les deux démarches conduisent de l'épreuve du doute à la certitude de l'existence du sujet pensant et, de là, à la démonstration de l'existence de Dieu, le projet cartésien - établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences, autrement dit assurer une solide assise métaphysique aux sciences - diffère de celui d'Augustin - quête spirituelle de Dieu. La différence conceptuelle essentielle tient à ce que Descartes confère de l'être ou de la substantialité à la pensée en tant que telle - c'est la fameuse res cogitans- tandis que, pour Augustin, l'être de la pensée tient en un "je suis" - un sum - qui doit toute sa substantialité à Dieu.
Etre:
La doctrine augustinienne de l'être s'inscrit dans une perspective indissociablement philosophique et religieuse : conformément à l'exégèse la plus courante d'Exode, 3, 14 : "Je suis Celui qui suis" - Dieu y est l'être par excellence, la source parfaite de toutes les existences créées par lui ex nihilo et Celui vers qui toutes les créatures tendent. Mais l'Augustin de la maturité (Homélies sur l'Evangile de Jean,38, 8) insiste sur la difficulté qu'il y a à comprendre la teneur de ce verset. Dans sa jeunesse, Augustin ne concevait l'être (et donc Dieu) que de manière matérielle. Sous l'influence de la philosophie platonicienne, il a été conduit à considérer à envisager Dieu comme un être immatériel, immuable et spirituel dont l'activité créatrice, comprendre donatrice d'être et d'existence, est continue et gratuite. C'est par l'âme - elle aussi immatérielle - que l'on peut s'approcher de l'être immatériel et intelligible de Dieu. Du platonisme éclectique de son temps dérive aussi une conception hiérarchisée des niveaux de réalité : au niveau de réalité le plus élevé - en Dieu - il y a les rationes aeternae, raisons éternelles plus ou moins équivalentes aux Formes intelligibles platoniciennes, lois de la raison et prototypes de toutes les idées créées. Au niveau intermédiaire, il y a la ratio hominis (raison humaine), qui se situe à l'articulation de l'éternel et du temporel, la raison se subdivisant en ratio superior qui regarde vers le haut et en ratio inferior, qui regarde vers le bas, vers le troisième niveau, celui des réalités périssables et corporelles. La compréhension augustinienne de l'être se raffine encore dans son usage proprement théologique, par exemple s'agissant des conséquences ontologiques de la doctrine trinitaire, il utilise le terme technique d'essence suprême (summa essentia) pour désigner l'unité de l'Etre de Dieu.
Foi :
On a fait d'Augustin l'un des pères du "croire pour comprendre", si essentiel à la pensée chrétienne médiévale. Jusqu'à sa conversion finale, à travers ses adhésions au rationalisme baroque des manichéens, au scepticisme de Cicéron et à son antidote platonicien, Augustin a d'abord longtemps cherché à atteindre la vérité sans faire appel à la foi. Une fois converti, Augustin s'est par la suite souvent référé à la parole d'Isaïe (7, 9) "Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas". La foi - ou la croyance, chez Augustin le substantif fides et le verbe credere sont équivalents - est en effet nécessaire à la compréhension de la vérité. Adhésion personnelle et consentement reconnu, elle est assentiment aux vérités révélées par l'Ecriture : "Même croire n'est pas autre chose que penser en donnant son assentiment [...]. Quiconque croit pense, et en croyant il pense et en pensant il croit [...]. Si elle n'est pas pensée, la foi n'est rien" (Sur la prédestination des saints, 2, 5). La foi diffère cependant de la connaissance au sens le plus élevé, car elle doit être complétée par la caritas, don et grâce divine.
Grâce :
Le "docteur de la Grâce" - c'est ainsi que l'on désigne parfois Augustin - a fourni à l'exégèse et aux commentaires théologiques l'occasion d'innombrables discussions sur cette question difficile. Généralement, le terme désigne l'action divine sur les anges et les êtres humains qui les conduit à Le reconnaître et à L'aimer. Pour Augustin, la grâce est la condition essentielle et gratuite du salut. Cela implique - et c'est ce qui a choqué un Pélage et ses sectateurs - que les hommes, blessés dans leur condition par le péché, ne sauraient par leurs seuls efforts obéir aux ordres divins (et donc faire quelque chose de bien) et qu'ils doivent pour y parvenir libérer leur volonté en sollicitant les moyens divins, autrement dit la grâce. De là, les interminables débats sur la liberté de l'homme et sur la prédestination. Pour résumer grossièrement la chose : pas de salut sans grâce divine. Toutefois, la grâce n'annule pas le libre arbitre des hommes. Condition nécessaire mais non suffisante, elle ne garantit pas le salut de celui qui, bien qu'en ayant reçu le don, fait un mauvais usage de sa liberté.
Liberté :
Sous prétexte qu'elle refuse de proportionner la grâce aux mérites - ce qui alimenterait le péché d'orgueil - la doctrine augustinienne ne réduit pas pour autant les êtres humains à n'être que des "marionnettes dans la main de Dieu" (De la grâce et du libre arbitre). La volonté libre n'est en effet pas détruite par la prévalence de la grâce, mais elle ne concourt qu'au péché si elle n'est pas secondée par la grâce divine. Par ailleurs, Augustin distingue soigneusement la liberté politique de la liberté religieuse.
Mal/Péché :
L'une des thèses fondamentales d'Augustin, peu audible si on ne la met pas en perspective avec la réfutation du manichéisme dont Augustin avait été un adepte, est que le mal n'existe pas. Le mal n'est rien en lui-même, sinon la privation du bien, sa mutilation : c'est la nature déchue en tant que vicié e par les péchés, au premier desquels il faut compter le péché originel qui a eu pour conséquence la rébellion du corps contre l'âme, d'où sont issues la concupiscence et l'ignorance. Le mal n'est donc pas pensable, sinon justement par référence au bien dont il est privation et, pour ce qui concerne le mal moral, il est l'effet du mésusage par l'homme de son libre arbitre.
Rétractations : Rétractations est d'abord le titre d'un traité d'Augustin (achevé en 427) assez unique en son genre puisqu'il s'agit de la révision par Augustin de l'ensemble de son oeuvre. C'est aussi la marque de l'humilité du penseur, l'aveu de la faillibilité de tout penseur et du caractère ouvert de sa pensée. C'est aussi un exemple sans équivalent de relecture, chez un auteur ancien, de sa propre oeuvre.
Sagesse :
La sapientia, ou sagesse, se distingue de la scientia, ou science, en ce que la première a pour objet le monde éternel et immuable, tandis que la seconde est connaissance du monde temporel et muable. La sagesse étant acquise par la raison supérieure (voir "être") et la science par la raison inférieure. Le péché affecte la capacité humaine d'atteindre la sagesse et donc le bonheur. Augustin distingue par ailleurs entre sagesse immédiate- que les âmes bienheureuses pourront atteindre dans la vision béatifique (La cité de Dieu, XXII, 29), cette contemplation remplaçant dans la vie à venir la foi - et sagesse médiate qui suppose la médiation de l'Incarnation, de l'enseignement du Christ, de la Bible et de l'Eglise.
Temps :
"Tant qu'on ne me le demande pas, je sais [ce qu'est le temps], dès qu'on me demande de l'expliquer, je ne le sais plus", lit-on dans les Confessions (XI, 14). Augustin analyse cependant dans ce même livre la question du temps de manière extrêmement suggestive, l'insérant dans une réflexion plus générale sur la création. Distinguant d'abord le temps relatif à l'existence des choses créées et l'éternité de leur créateur, il conclut qu'il n'y a pas de sens à se demander ce qu'il y avait avant la Création puisque le temps lui-même, avec la distinction de ses trois dimensions, commence avec la Création. Mais c'est certainement la description de la conscience intime du temps et de son essence fragmentaire du point de vue de l'âme humaine qui témoigne le mieux du génie d'Augustin. Rien n'est plus caractéristique de la relation de l'âme au temps que la métaphore de la distentio animi qui, en rendant possible la coexistence du futur et du passé dans le présent vécu par l'âme, explique qu'on puisse percevoir la durée et en effectuer la mesure.
Vérité :
La vie d'Augustin est une quête constante de la vérité comme l'attestent les Confessions. Des Ecritures, il tire un "concept" de vérité identifié à Dieu - "le vrai [...] c'est ce qui est" (id est quod est, Soliloques, II, 5, 8) -, de l'idée du bien platonicienne, l'idée d'un Dieu qui éclaire de sa lumière le monde intelligible comme le soleil illumine le monde sensible. De cela ressort la doctrine spécifiquement augustinienne de l'"illumination divine". La métaphore apparaît notamment dans les Soliloques, où il discute de la question de l'immortalité et dans La cité de Dieu, X, 2, 1) où s'opère une sorte de conciliation entre la doctrine platonicienne (ou plutôt plotinienne) de l'illumination et les lieux scripturaires qui ont conduit Augustin à identifier Dieu à une lumière intelligible. Il diffère de Platon en ce que cette lumière touche l'homme en entier et non seulement sa part intelligible. Aussi la quête de la vérité se confond-elle avec la recherche du bonheur et de la sagesse. Dieu est le "maître intérieur" qui fait que nous prenons conscience de la vérité d'un discours ou d'une démonstration. Ainsi n'est-ce pas le maître qui enseigne au disciple la vérité, mais ils sont l'un et l'autre soumis à la vérité intérieure qui réside dans l'âme même, "c'est-à-dire le Christ vertu immuable et Sagesse éternelle de Dieu" (Du Maître, XII, 38). Enfin, de même que le mal n'est rien qu'une privation du bien, le faux n'est qu'une déviation du vrai.
Saint Augustin avait été professeur de rhétorique et de philosophie, et que les philosophes font toujours de piètres théologiens. Pourquoi ? Parce qu'ils s'efforcent d'enfermer Dieu dans leurs concepts alors que Dieu est par nature inconcevable et insaisissable. Ils font, au mieux, de la philosophie religieuse. Or celle-ci raisonne et parle à propos de Dieu, qui devient donc objet - l'extrême caricatural de cela est la tentative de "prouver Dieu".
Mais Dieu n'est pas objet, il est sujet. Dans la théologie vraie, Il parle de Lui, Il se révèle aux esprits aptes à recevoir cette révélation par l'ascèse et la prière. D'où l’axiome : celui qui prie vraiment est vraiment théologien. Saint Augustin avait sûrement cette aptitude, mais son armature intellectuelle fit obstacle à la réception de cette révélation.
L'inventeur du Filioque, c'est Saint Augustin.
C'est lui aussi qui a inventé que le Saint-Esprit était le lien d'amour entre le Père et le Fils, en établissant une distinction rhétorique parfaitement arbitraire entre l'Aimant (le Père), l'Aimé (le Fils) et l'Amour (le Saint-Esprit). Outre le fait que le Fils est aussi l'Aimant et le Père l'Aimé, si le Saint-Esprit n'est qu'un sentiment, même divin, Il n'est plus une Personne, mais une Hypostase*. *Hypostasis signifie en grec : substance réalité et assurance, confiance, garantie.